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Aline CHARLES et Elsa GALERAND,
Du travail ménager au service domestique, de l’emploi féminin au travail militant : critiques féministes en évolution.
Recherches Féministes
Travail, temps, pouvoirs et résistances
Volume 30, numéro 2, 2017, page 1 à 16
Eric MOULIN-ZINUTTI
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Le mouvement social ME-TOO, - créant d’ailleurs une nouvelle expression en France : « balance ton porc » - d’octobre 2017, encourageant la prise de parole des femmes afin de faire savoir que finalement le viol et/ou les agressions sexuelles étaient plus courantes que ce qui était souvent supposé, ce qui a permis aux victimes de s’exprimer sur le sujet, aura certainement contribué d’une certaine manière à une récente évolution de la réflexion féministe sur la question du travail dans cet article d’Aline CHARLES et ELSA GALERAND. Mais de quel travail parle-t-on pour les femmes et finalement quelle place pour la femme dans la sphère publique et privée ? De ce qui est induit par une socialisation différentielle ? Nous savons que la socialisation contribue à l’apprentissage des rôles sociaux, c’est-à-dire des règles de comportement attendues d’un individu en fonction de sa position sociale au sein d’un groupe qui définit le statut. A cet égard le rôle attribué à chacun en fonction de son sexe biologique induit une socialisation différentielle des filles et des garçons avec des attentes différenciées pesant sur chacun. A leur manière famille, école, groupe des pairs, ou médias contribuent à fabriquer l’identité masculine ou féminine. En ce sens le terme de « genre » est préféré pour désigner la différence sexuée. Il montre bien que l’identité liée au sexe relève d’une construction sociale. Les stéréotypes de genre sont alors la croyance, que certaines aptitudes ou certains traits de personnalité spécifiques aux garçons d’une part, aux filles d’autre part seraient présents dès la naissance alors qu’ils sont transmis de génération en génération. Oui la famille participe à la construction des identités sexuelles, et l’exemple le plus marquant est celui de «Monsieur Frère Unique du Roi»: Philippe d’Orléans. Philippe d'Orléans reçut une éducation particulière, en effet la reine, craignant que l'enfant ne cause du tort à son aîné, ordonna qu'on habille le jeune garçon avec des vêtements de petite fille. Crainte que l'on suppose née de la jalousie de son oncle Gaston de France à l'égard de Louis XIII. La virilité étant directement liée au pouvoir, Philippe d'Orléans dut y renoncer contre son gré et cela jusqu'à son adolescence. On amenait régulièrement Philippe d'Orléans jouer avec un autre garçon de son âge, François-Timoléon de Choisy (futur abbé de Choisy), que la mère habillait aussi en robe sur ordre d'Anne d'Autriche dans le but de satisfaire le petit Monsieur. Saint-Simon en donne une description à l'âge adulte : « c'était un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets et de pierreries partout, avec une longue perruque toute étalée devant, noire et poudrée et des rubans partout où il pouvait mettre, plein de sortes de parfums et en toutes choses la propreté même. »Philippe, homosexuel contraint au mariage du fait de son rang, se fait connaître pour son libertinage. Amateur de parures extravagantes, il mène un train de vie dispendieux. Il a plusieurs favoris qui se succèdent dans son entourage, dont le marquis de Châtillon, le comte de Guiche, le marquis de Beuvron, le marquis de Manicamp, le marquis d'Effiat et surtout pendant trente ans le Chevalier de Lorraine.
Plus proche de nous, alors que la polémique sur la théorie du genre ne cesse d'enfler, l'expérience tragique menée au milieu des années 1960 par son concepteur, le sexologue et psychologue néo-zélandais John Money, refait surface. Une expérimentation souvent occultée par les disciples actuels des études du genre, car celle-ci, conduite sur deux jumeaux canadiens nés garçons, mais dont l'un d'eux sera élevé comme une fille, tournera mal. Spécialiste de l'hermaphrodisme à l'université américaine Johns Hopkins, John Money définit dès 1955 le genre comme la conduite sexuelle qu'on choisit d'adopter, en dehors de notre sexe de naissance. Il étudie notamment les cas d'enfants nés intersexués pour savoir à quel sexe ils pourraient appartenir: celui que la nature leur a donné ou celui dans lequel ils seront éduqués. En 1966, des parents vont offrir au médecin controversé la possibilité de tester sur leurs propres enfants la théorie du genre. Les époux Reimer sont parents de jumeaux âgés de huit mois. Alors qu'ils souhaitaient les faire circoncire, l'opération a mal tourné sur l'un des deux bébés, Bruce, dont le pénis s'est retrouvé brûlé à la suite d'une cautérisation électrique. Son frère, Brian, a pour sa part échappé à l'opération. Pour John Money, c'est l'occasion de montrer sur un modèle vivant que le sexe biologique n'est qu'un leurre. Il propose donc aux parents désemparés d'élever Bruce comme une fille, sans jamais lui révéler son sexe de naissance. Bruce, qui s'appelle désormais Brenda, reçoit d'abord un traitement hormonal, puis se voit retirer ses testicules quatorze mois plus tard. Désormais fille, «Bruce-Brenda» porte des robes et joue à la poupée. Pendant toute leur enfance, les jumeaux Brian et Brenda suivent un développement harmonieux, faisant de l'expérience du sexologue une réussite. Du moins c'est ce que John Money, qui garde un œil sur leur évolution en les recevant une fois par an, croit. Il publie d'ailleurs de nombreux articles sur le sujet, puis un livre en 1972, Homme-femme, garçon-fille, dans lequel il affirme que c'est l'éducation et non le sexe de naissance qui détermine si l'on est homme ou femme. Mais si Brenda a vécu une enfance sans heurts, les choses se compliquent à l'adolescence. Sa voix devient plus grave et elle se sent attirée par les filles. Petit à petit, elle rejette son traitement au profit d'un autre à la testostérone. Car, au fond, elle se sent davantage garçon que fille. Désemparé, le couple Reimer avoue la vérité à ses enfants. Dès lors, Brenda redevient un homme, David, auquel on crée chirurgicalement un pénis et retire les seins. Ce dernier se mariera même à une femme, à l'âge de 24 ans. Mais cette expérience identitaire hors norme a laissé des dégâts irréparables chez les jumeaux. Brian se suicide en 2002, David en mai 2004.
En résumé le genre serait une construction sociale, familiale. Et en fonction de son sexe la société attendrait et légitimerait certains statuts sociaux pour l’homme et la femme. Mais alors en matière de travail féminin ou de place dans la société de la femme dans la sphère publique ou privée, qu’en est-il ?
Aline CHARLES est professeure titulaire et spécialiste d’histoire sociale et du genre pour le Québec et le Canada du XXe Siècle. Ses recherches portent sur la manière dont le genre et l’âge structurent la vie en société. Elsa GALERAND est professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialisée en sociologie des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail. Toutes deux nous offrent une relecture de la notion de travail domestique dans un numéro de la revue Recherches Féministes, partant du principe que le travail domestique redevient un enjeu incontournable de théorisation, de débats et de combativité féministes. «Recherches féministes» est une revue scientifique francophone à visée interdisciplinaire. Fondée par Huguette Dagenais en 1988, elle est d'abord publiée par le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Maintenant, la revue est rattachée à la Chaire Claire-Bonenfant - Femmes, Savoirs et Sociétés. Elle a pour objectif de contribuer à l’avancement de la recherche féministe par la diffusion de résultats inédits de recherche, particulièrement de recherche empirique. La revue publie aussi des textes de réflexion théorique, méthodologique et épistémologique, des notes de recherches, des comptes rendus de livres et de pratiques féministes novatrices, des bibliographies et d’autres informations pertinentes à la recherche. Elle s’adresse à toutes les personnes qui s’intéressent au changement dans les rapports sociaux de sexe et dans la production des connaissances.
L’article de nos deux auteurs est divisé en deux temps, et repose sur l’analyse de notion de travail domestique féminin au regard de différends textes rédigés par Marilyne BRISEBOIS, Denyse BAILLARGEON, Josette BRUN, Estelle LEBEL, Marie-Eve HARTON, Morgane KUCHNI, Annie DUSSUET, Catherine CHARRON, Cécile TALBOT, Jean-Pierre MERCIER, Maria Eugenia LONGO, Mathieu JEAN, Rose-Myrlie JOSEPH, Isabelle AUCLAIR, Nasima MOUJOUD, Marie-Laurence B.BEAUMIER et Xavier DUNEZAT.
Nos auteurs dans le premier temps de ce numéro pose un triple constat. Il y aurait tout d’abord un renouvellement des analyses centrées sur le travail, une certaine évolution des conditions des formes du débat. Et enfin un redécoupage du travail domestique. Par la suite dans un deuxième temps, elles choisissent délibérément d’étudier la notion de travail domestique en centrant leur étude autour de trois points : le rapport complexe entre le travail domestique non rémunéré et le travail rémunéré des femmes, l’articulation des rapports de pouvoir dans le travail et enfin la notion de genre et de travail militant.
Comme dit, le premier constat que portent nos deux auteurs dans la première partie de leur article est donc un renouvellement des analyses sur le travail des femmes.
La notion de travail avait déjà connu une certaine théorisation, notamment sous l’impulsion de Colette GUILLAUMIN qui participa à la création de la revue QUESTIONS FEMINISTES. Elle avait envisagé cette notion sous l’angle de l’existence d’un certain entretien matériel physique, tout simplement, elle mettait en évidence la vie de travail de la femme dans la sphère familiale, une vie dont tout le temps est absorbé, dévoré par le face-à-face avec les bébés, les enfants, le mari ; et aussi avec les gens âgés ou malades, ou parfois l’épouse, la mère doit arrêter ce qu’elle est en train de faire pour répondre aux sollicitations des autres. Mais la multiplication des débats sur les métiers de la santé, du social, en règle générale, le fait que la femme soit « dirigé » vers des métiers ou elle met en application ce que la société attend d’elle, en terme de « douceur », de rapport empathique à l’autre , de métier finalement qu’il lui convient « très bien » du fait de son sexe, fait évoluer le débat. Comme il évolue encore sous l’impulsion du fait que le travail domestique doit être compris comme « reproductif ». Les concepts de travail reproductif et de travail du care sont liés. Le travail reproductif désigne un travail qui permet la reproduction de la force de travail: éducation des enfants, travail domestique (nettoyage et nourriture). Il vise à préserver, à prendre soin de ce qui est. Un regain d’intérêt pour l’idée d’un travail ménager rémunéré ou encore un éclatement des terminologies fait évoluer le débat autour du travail des femmes. La période des trente glorieuses a connu une salarisation du travail, et par son intermédiaire une féminisation importante. D’où une certaine importance de renouvellement du débat, si en plus on relève le fait qu’il existe une certaine dissociation entre « genre » et « travail ».
Le second constat que nos auteurs relèvent dans la première partie de leur article est aussi une évolution des conditions et des termes du débat autour du travail de la femme.
Face à un contexte de crise de l’emploi, de développement des « services à la personne » rémunérés et de remise en cause des espoirs investis dans un travail salarié libérateur des femmes, il y a donc une certaine relance de la notion de travail des femmes. Passant de la notion de « femmes de métier » à une certaine politisation du travail domestique pour penser une division sexuelle du travail en général comme un rapport social. Et ce notamment sous l’impulsion des théories du « black féminisme » et du féminisme décolonial. Nécessité de prendre en compte des contradictions de classe, de race, de transfert « du sale boulot » des femmes occidentales, éduquées, qualifiées vis-à-vis des femmes racisées, moins éduquées, moins qualifiées, ou nécessité de prendre aussi en compte le clivage de domination des hommes sur les femmes dans le milieu du travail.
Enfin, dernier constat que posent nos auteurs, il existe un redécoupage du travail domestique. - Ce fameux travail domestique non pris en compte par la comptabilité nationale - . Le travail domestique est l’une des plus vieilles professions de la femme dans l’histoire du monde. Lié à l’esclavage et à différentes formes de servitude, y compris le colonialisme, il est une activité non réglementée et sous-évaluée, parce que dans la plupart des pays la législation du travail ne s’applique pas aux travailleurs domestiques. Dans une nouvelle Convention adoptée par l’OIT (Organisation internationale du Travail) le 1er juin 2011, (C189) le travail domestique a été défini comme un « travail exécuté dans ou pour un ménage ou des ménages ». Le travail domestique est différent du travail de soins exécuté par les membres d’un ménage dans le cadre d’une responsabilité familiale et sans établissement d’une relation de travail. Du travail domestique, dans la famille, pour la femme, on en vient donc à un travail sous-rémunéré, lorsque la femme occupe certains métiers comme les métiers du « care » notamment. Et la chose est encore plus complexe, si l’on prend en compte que les métiers « de service » sont en grande partie occupés par des femmes racisées. Il y a donc pour nos auteurs une évidente reprise du débat sur les rapports de service domestique rémunéré et dans le même sens une reprise du débat sur le travail domestique gratuit.
Le deuxième temps de l’article de nos auteurs est orienté délibérément par ces dernières, sur la notion de travail domestique des femmes, en se basant sur l’analyse et la critique des différents textes de plusieurs autres auteurs cités plus haut. Elles expliquent ce choix en observant le fait que tous les textes sur lesquels elles se basent portent en eux la notion de travail domestique. Elles structurent leurs pensées par l’intermédiaire du prisme de trois observations.
Qu’en-est-il des rapports entre le travail domestique non rémunéré et le travail rémunéré des femmes ? Y-a-t-il un retour sur la théorisation de ces deux notions ?
Dans la maison familiale, les enfants des travailleurs sont mis au monde, nourris et élevés et deviendront les travailleurs de demain. Les capitalistes obtiennent ce travail gratuitement. Ils ne contribuent en rien à l’éducation des travailleurs qui sont prêts à être exploités dans leurs entreprises lorsqu’ils entrent sur le marché du travail. De plus, la « créatrice » de ce « travail reproductif » (c’est-à-dire qui reproduit la main-d’œuvre) est la femme au foyer, qui ne reçoit pas un sou pour cela. Son « travail » est considéré comme non qualifié et de peu de valeur par le capitalisme, qui n’apprécie que le travail de l’homme en dehors de la maison familiale. En conclusion : si « l’homme » est rémunéré pour un travail considéré comme productif, le « travail reproductif » – qui est d’une importance vitale pour élever les nouvelles générations de travailleurs – doit avoir le même niveau d’importance que le premier, et la femme au foyer doit par conséquent recevoir un salaire. Cela lui permettrait également de gagner en indépendance au sein de la cellule familiale ce qui permettrait à la femme de se libérer de ses « chaines ». « Le travail est libérateur ! », clament haut et fort les femmes d'aujourd'hui. Sur un ton grave à leurs filles, ou sur un ton avisé à leurs copines. « Le travail est libérateur ! », disent-elles aux quatre vents, à toutes les filles auxquelles elles souhaitent la liberté... ou la libération. Hélas il y aurait simplement une certaine imbrication entre les deux notions. Mais que dire des travailleuses pauvres avec enfant, obligé de « jongler » revenus d’emploi et prestations gouvernementales ? L’émancipation des femmes par le travail ne pourrait-elle pas être simplement un leurre au regard de l’existence d’un travail domestique non rémunéré et d’un service domestique mal rémunéré. Finalement nos auteurs en concluent une non existence de libération des femmes par le travail, au regard de ce qui vient d’être dit et de la charge mentale qui pèse sur ces femmes qui cumulent « tâches ménagères » et emplois mal rémunérés. Notre pays vivrait-il sur une vieille division sexuée du travail : la femme travaille oui, mais selon sa condition, souvent elle est mal rémunérée, mal considérée, dans des emplois orientés, et en plus on lui demande d’accomplir sa fonction de femme dans le foyer. Ou est la libération alors ?
Par la suite nos deux auteurs nous offrent une seconde réflexion, orientée sur la problématique de l’articulation des rapports de pouvoir et des différentes formes de division sociale du travail entre femmes mais aussi entre hommes et femmes. Elles notent un raisonnement imbriqué en fonction des questionnements, des objets et des échelles d’observation.
En terme d’articulation des rapports de pouvoir on retrouve une confrontation entre sexage et capitalisme.
En effet, le développement capitaliste chinois a fait ressortir l’importance de la mobilisation des dagongmei, ces jeunes travailleuses soumises à un régime de travail disciplinaire dans les industries exportatrices intégrées au marché mondial. Mathieu JEAN, dont nos deux auteurs exposent les idées, propose une analyse sociohistorique de la main-d’œuvre féminine où il suggère l’importance économique de l’appropriation du corps des femmes pour les familles chinoises : il en déduit que des rapports de sexage historiquement constitués lient l’ancienne division sexuelle du travail de la Chine impériale avec le mode de régulation du travail présent de nos jours dans les zones économiques spéciales. Ces rapports de sexage se trouvant au cœur même du capitalisme, l’auteur conclut qu’il est nécessaire de concevoir capitalisme et sexage sur le même plan ontologique, soit celui des pratiques sociales. Nos auteurs en déduisent donc que le sexage apparait comme irréductible au capitalisme. Il faut donc selon elles, retravailler cette théorie marxiste notamment au regard des perspectives issues du féminisme matérialiste.
Par la suite il existe selon nos auteurs différentes formes de division sociale de travail.
La division sexuelle du travail est une forme de division sociale du travail composée de deux principes organisationnels. Le premier est le principe de séparation qui précise qu’il y a des travaux d'hommes et des travaux de femmes comme nous le présupposions en introduction de notre écrit. Cependant l’article de nos auteurs met en exergue aussi une division hiérarchique entre femmes quant au travail domestique et à sa problématique. Il y aurait donc une divergence entre le fait d’avoir des activités « nobles » comme prendre soin d’autrui ou éduquer des enfants, et des activités moins nobles comme « faire la vaisselle » donc de déléguer « le sale boulot » aux femmes de ménages et aux employés de maison. Il existe donc une différenciation sociale des sexes et des classes et un partage inégal entre femmes d’un héritage de servitude féminine au foyer.
Enfin il faut opérer aussi un raisonnement imbriqué selon les questionnements, les objets et les différentes échelles d’observation. On peut légitimement penser dans un premier temps à une imbrication s’appliquant à des réorganisations internationales du travail domestique.
En effet, l’image de la personne migrante en France et en Europe est souvent liée dans les discours politiques et médiatiques à l’idée du danger sécuritaire. Le migrant est généralement pensé comme un homme pauvre, plutôt jeune et peu qualifié. Or, dans cette image ne se retrouvent pas, par exemple, les travailleuses migrantes liées au marché de la domesticité, qui sont en large majorité des femmes. En effet, alors que 57% des travailleurs migrants, tous secteurs confondus, sont des hommes, concernant le travail domestique, 74% sont des femmes. En termes de chiffres, les migrations liées à ce type d’emploi sont loin d’être négligeables : en 2015, l’Organisation Internationale du Travail évaluait ainsi à un peu plus de 150 millions le nombre de travailleurs migrants dans le monde, dont 11.5 millions étaient des travailleurs domestiques. L’organisation estimait que sur 67 millions de travailleuses domestiques dans le monde, 1 sur 5 était migrante. Interroger le travail domestique dans ses dimensions internationales est donc indispensable. Dans de nombreux pays européens, le travail domestique est principalement exécuté par des femmes, pour beaucoup issues de l’immigration ou de minorités ethniques, souvent « illégales » ou sans papier et travaillant pour des ménages de particuliers pratiquement sans aucune protection. Les droits du travail de base tels que périodes de repos, congés payés et congés de maladie leur sont souvent refusés malgré les obligations légales en la matière. C’est incontestablement un pas dans la bonne direction pour l’amélioration des conditions de travail des travailleurs domestiques et l’Europe a un rôle important à jouer pour une bonne mise en œuvre rapide. Les pays européens doivent ratifier rapidement la Convention de l’OIT et assurer de meilleures conditions de travail aux travailleurs domestiques, de préférence par le biais d’un cadre de protection négocié collectivement. Nos auteurs indiquent vis-à-vis de cette question que plus les hommes ont de l’argent moins ils paraissent sexistes alors qu’il s’agit du phénomène inverse pour les hommes migrants ou racisés qui seraient pire que les patrons français. Travailleuses migrantes privées des droits de « travail normal », ces femmes seraient alors nécessairement obligés d’avoirs recours à des parcours et à des stratégies de survie qui sont prises dans des rapports de dépendance personnelle. Le mariage étant peut-être une porte de salut vers la régularisation de leur statut.
Le dernier point sur lequel se penchent nos auteurs est celui du genre et du travail militant. Et finalement elles arrivent à une conclusion concernant ce dernier point : le militantisme et l’émancipation des femmes ne vont pas toujours de pair.
Des femmes ont, de tout temps et en tous lieux, été parties prenantes des luttes de libération, des révolutions, des combats sociaux, démocratiques et citoyens, mais les mouvements qui portaient ces changements ont-ils, à leur tour, soutenu les femmes en défendant des relations plus égalitaires ?
Le militantisme a été lent à la réflexion, et c’est le genre qui l’a poussé à s’interroger. Cette approche a été, initialement, comprise comme une démarche visant à pointer et à visibiliser la sous-représentation des femmes dans cet espace. L’origine de ce déséquilibre était, selon ce point de vue, extérieure aux organisations, et à chercher dans des structures sociales et économiques patriarcales plus globales (moindre insertion sociale, charge familiale et domestique, etc.). Si cette analyse quantitative sur la place des femmes dans les mobilisations est positive - en soulignant la prégnance des inégalités-, elle ne contredit toutefois pas le présupposé selon lequel ce type d’organisations serait « neutre » d’un point de vue du genre.
Cette compréhension consensuelle de l’approche genre a été largement intégrée par les acteurs de la sphère associative et militante, et a encore cours aujourd’hui. Ainsi, pour se conformer aux prescrits d’éventuels bailleurs de fond et en réponse aux revendications féminines, la solution pratique et « à faible coût » consiste à « rajouter des femmes », à « rajouter du genre », comme un plus qui colorerait avantageusement le militantisme et serait, en outre, un gage additionnel de légitimité.
À cette approche genre version étriquée, se dresse une autre vision plus large et subversive. Il s’agit ici non plus de réfléchir le monde féminin et le monde masculin isolément, mais bien dans leurs relations à l’autre. Et de mettre en évidence les « arrangements sociaux » qui existent entre les deux. Le constat est alors quasi immédiat. Les mouvements sociaux, les organisations militantes ne sont plus des espaces aseptisés, vierges de tous rapports de dominations sur base de la classe, de la « race » ou… du genre. Là, comme ailleurs, se produisent et se reproduisent des inégalités sexuées. Il convient donc d’identifier et d’analyser les causes à l’origine de cette hiérarchisation pour, ensuite, mieux les combattre. Le genre, bien loin d’être un concept creux et apolitique, peut se révéler un outil d’une force politique redoutable pour qui le veut et en use à bon escient.
Concernant la sous-représentation des femmes d’abord. Elle est globalement constatée, voire déplorée, en interne. Des objectifs de féminisation/de parité des instances tentent, dans certains cas, de remédier à cette asymétrie, mais avec un succès limité. Premier obstacle : l’« illégitimité » du procédé. La stigmatisation de la « femme quota », mais aussi le burn-out des « femmes à responsabilité », soumises au diktat de l’engagement total, sont deux dérives à prendre en considération dans cette politique de féminisation des structures. Deuxième obstacle : l’absence de femmes comme candidates aux postes à responsabilité. La disponibilité pour le travail militant n’est pas la même selon les sexes et trouve, notamment, son explication dans les trajectoires familiales (répartition du travail domestique et de la charge parentale). Ce n’est dès lors pas une figure de style que d’affirmer : « le privé est politique ». Pour dépasser le stade du constat fataliste, les organisations gagneraient à s’interroger sur le rôle qu’elles peuvent jouer dans la production – ou non - de cette disponibilité. La rigidité ou les contraintes des horaires de réunions ou d’activités (soir, week-end, heures supplémentaires, travail à temps plein pour gravir les échelons), souvent inconciliables avec les imprévus et la gestion des temps familiaux, exclura de facto certains segments des travailleuses et militantes, encore trop souvent contraintes de devoir raboter leur temps de travail pour parvenir à mener de front leur double ou triple journée.
Outre cette question du nombre des femmes, les organisations qui se disent « sensibles au genre » peuvent pousser plus loin la réflexion en mettant à plat deux questions : celle de la division sexuelle du travail et celle du sexisme ordinaire. Le travail militant est, dans certains cas, structuré sur une base différenciée et hiérarchisée. Pas toujours intentionnellement, mais lorsqu’on prend en compte le travail réel (nettoyer la salle de réunion, dessiner les banderoles, distribuer les tracts, faire le café, passer à la poste, organiser les anniversaires, appeler le plombier, etc.) – et pas le seul travail prescrit – une division s’opère sous prétexte de compétences qui seraient « naturellement » plus féminines ou masculines. Si certains diront que cela concerne seulement des activités à la marge – mais qui ne le sont pas d’un point de vue symbolique, – faisons remarquer que cette structuration du travail s’opère aussi entre des rôles d’« attention getting » (attirer l’attention), socialement dévolus aux hommes, et ceux d’« attention giving » (octroyer l’attention), socialement réservés aux femmes (Cervera Marzal, 2015). Les prises de parole, les présidences de réunions ou d’assemblées, les interventions lors de conférences seront dans les faits plus assumées par les hommes tandis que l’écoute attentive en réunions, la distribution de tracts écrits par les militants, la modération de débats plus attribuées aux femmes.
Le sexisme ordinaire est un autre volet qui témoigne des rapports de domination à l’œuvre dans ce type d’espace. Les flatteries lourdes et insistantes, les sobriquets paternalistes (ma belle, ma jolie), les blagues, commentaires et comportement sexistes (couper la parole, par exemple) font partie des violences symboliques quotidiennes vécues par de nombreuses femmes, selon des modes et des intensités variables (qui sont en partie fonction de leur « bagage », de leur expérience et de leur « exposition »).
La division sexuelle du travail et le sexisme ordinaire reflètent des déséquilibres existants. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas nécessairement perçus ni reconnus (par les hommes, mais parfois aussi par les femmes) et qu’ils ne constituent, que rarement, une priorité à combattre. Les revendications féministes sont souvent apparues secondaires dans les milieux mixtes « de gauche » et les hommes ont souvent attendus des luttes féministes qu’elles s’effacent devant les luttes généralistes, jugées prioritaires. On se trouve au final dans une situation où la cohérence cède le pas au faux-semblant. Des engagements féministes sont parfois affirmés – au travers de campagnes, de discours et d’actions menées – mais la fabrique des inégalités, en interne, n’est aujourd’hui que très peu questionnée. Finalement comme l’écrivent nos auteurs le genre colore les revendications, mais certains « exploitateurs » du travail domestique se retrouvent dans une situation où ils accaparent les positions dominantes dans l’espace militant qui va reléguer les « exploitées » à des taches militantes à connotation domestique. Le militantisme ne semble alors pas un moyen d’affranchissement de la femme, la femme étant femme.
Tout ce développement, la lecture et l’analyse de l’approche d’Aline CHARLES et Elsa GALERAND nous amènent finalement à conclure tout d’abord sur une « critique positive » et un constat, voir une réflexion sociologique.
Critique positive tout d’abord, puisqu’un certain nombre d’écrits sur lesquels s’appuie l’analyse de nos auteurs, ont été produits par des « hommes » qui s’intéressent à la condition féminine. Et ici nous pouvons citer les textes de Jean Pierre MERCIER, de Mathieu JEAN et de Xavier DUNEZAT.
Réflexion sociologique ensuite. Nous savons qu’à l’école, les jeunes filles étant enfermées dans leur « conditions féminines » sont plus attentives, et travaillent mieux que les jeunes garçons. Or elles sont dans les études universitaires sous-représentées dans les filières prestigieuses. Parfois orientées d’ailleurs vers des métiers en relation avec ce que la société attend « de la femme ». Une écoute attentive, un rapport empathique à l’autre….Elles deviennent enseignantes, infirmières….et passent donc d’un soin apporté à leur famille, ou à une famille bourgeoise, à un soin apporté aux autres.
Pourtant nous pouvons dire que la répartition inégale des tâches domestiques (les femmes s’occupant en moyenne davantage des tâches ménagères et du soin aux enfants et personnes âgées) a deux conséquences. Premièrement, elle influence le temps de travail des femmes qui sont plus nombreuses à recourir au temps partiel ou à refuser les heures supplémentaires; cela a un impact sur leur rémunération et leurs choix de carrière. Deuxièmement, cette répartition inégale peut être à l’origine de discriminations de la part des employeurs, y compris à l’encontre de femmes qui n’ont pas ou ne prévoient pas d’avoir des enfants : parce qu’un employeur suppose qu’une femme a de fortes chances d’avoir des enfants et de s’en occuper, il peut être incité à lui refuser une promotion, un poste à responsabilité, ou une augmentation de salaire, pensant qu’elle risque d’être moins investie dans son travail dans le futur. La répartition genrée des tâches domestiques explique donc en partie les différences de temps de travail, de carrière et de rémunération entre femmes et hommes.
Les stéréotypes sur les femmes et les hommes peuvent alors donc influencer les choix de carrière. En effet, certains secteurs d’activité sont plus associés au masculin dans les représentations (les activités manuelles liées à l’usage de la force physique par exemple), tandis que d’autres sont plus associés au féminin (les activités de soin par exemple). De plus, certains stéréotypes peuvent aussi expliquer les inégalités de carrière : les valeurs d’autorité, de responsabilité sont plus souvent associées au masculin, ce qui peut expliquer une partie de la discrimination envers les femmes en ce qui concerne les promotions et augmentations de salaire. Femmes et hommes n’ont donc pas les mêmes conditions matérielles d’existence (revenu, temps libre), et n’ont pas non plus le même prestige (mesuré par les stéréotypes de genre et la discrimination).
Même si les inégalités de genre ont beaucoup reculé au cours du XXe siècle en France, à travers l'obtention des mêmes droits pour les femmes et les hommes il existe donc cependant, beaucoup d'inégalités qui persistent, dans les milieux professionnel, politique, ou dans la sphère domestique. En matière de politique, elles sont bien souvent sous-représentées. En 1981, la France a connu comme « Première Ministre » Edith CRESSON qui démissionna face aux critiques « des hommes de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale » et il a fallu attendre presque un demi-siècle pour revoir une femme à ce poste en la personne d’Elisabeth BORN. Et ne parlons pas de femmes « chefs d’entreprises » presque inexistantes.
Cette prise de conscience a pu favoriser l'émergence de mouvements de revendication qui veulent dépasser l'analyse en matière de classe, car les inégalités de genre dépassent les frontières des classes sociales. L’objectif était de lutter contre les inégalités de genres, en diminuant la charge des femmes en matière de tâches domestiques et en leur libérant ainsi du temps pour travailler. Cela devait permettre de réduire les inégalités de temps de travail entre femmes et hommes, et donc aussi les inégalités de revenus. On peut aussi imaginer, qu’une certaine politique fiscale avait également pour but de favoriser la création d’emplois de « services à la personne » déclarés. Pourtant, seules les femmes ayant un revenu suffisant pour pouvoir consommer ce type de services ont pu en bénéficier. Cette politique a permis de réduire en partie les inégalités entre femmes et hommes parmi les ménages les plus aisés, mais elle les a augmentées entre femmes. En effet, le service à la personne est un secteur très féminisé, mais aussi mal rémunéré : les femmes les plus qualifiées ou avec les revenus les plus élevés peuvent donc libérer du temps pour exercer un emploi bien rémunéré, tandis que les femmes les moins qualifiées ou avec des revenus plus faibles, soit ne peuvent pas profiter de ces mesures, soit occupent ces emplois mal rémunérés.
Les inégalités n’ont donc pas diminué de façon globale : les inégalités de genres n’ont pu être en partie réduites qu’au prix d’inégalités de revenus entre femmes. Non, inégalités de genres et inégalités de classes coexistent : en moyenne, une femme cadre a un revenu plus faible qu’un homme cadre, mais une femme ouvrière a en moyenne un revenu beaucoup plus faible qu’une femme cadre. Au même titre qu’un homme ouvrier a des revenus inférieurs à un homme cadre donc s’il est normal qu’un homme cadre soit mieux rémunéré qu’un homme ouvrier, de par ses responsabilités, il est normal qu’une femme cadre gagne plus qu’une femme ouvrière pour les mêmes raisons, par contre à travail égal, hommes et femmes devraient avoir le même salaire, ce qui n’est toujours pas le cas.
Et que dire des femmes « racisées » dominées dans la sphère privée par « l’homme dominant » de leur famille, ou dans la sphère publique, employées dans des métiers souvent dévalorisés et souvent « mal payés ». Il faut espérer que les nouvelles générations fassent avancer la cause féminine dans les prochaines années.
Références :
- Aline CHARLES et Elsa GALERAND, du travail domestique au service ménager, de l’emploi féminin au travail militant : critiques féministes en évolution, in, Recherches Féministes, Travail, temps, pouvoirs et résistances, Volume 30, numéro 2, 2017, page 1 à 16.
- CERVERA MARZAL, 2015
- MATHIEU Jean, Prolétarisation incomplète et miracle économique chinois : entre héritage collectiviste et capitalisme transnational, 2017.
- SAINT-SIMOND (1760-1825)
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